Par leur capacité et leur rapidité accrues pour déplacer des troupes, les approvisionner en armes, munitions et provisions, tous les stratèges militaires ont admis à l’unisson avant 1914 que le développement des chemins de fer les forçait à réviser leurs doctrines du combat. Mais leurs scénarios et anticipations stratégiques ont abouti à des prévisions totalement opposées, s’agissant notamment de la durée de la guerre.
Revue de quelques-unes de ces anticipations…
Les raisonnements élaborés par des spécialistes de la stratégie les ont conduits à des anticipations souvent fouillées, solidement étayées. Les chemins de fer allaient-ils amplifier et accélérer le choc frontal des armées, en abrégeant l’épreuve ? Ou au contraire, allaient-ils conforter une guerre de position, voire de tranchées ?… Le mot logistique n’existe pas encore, mais c’est bien du ravitaillement du front qu’a dépendu finalement l’issue de la Grande Guerre, jusqu’à l’épuisement des ressources de l’un des protagonistes dans un contexte de blocus maritime. Si les illustrations sont relatives aux guerres de 1870-1871 et de 1914-1918, le parti a été pris ici toutefois de ne citer que des écrits d’avant-guerre… La comparaison entre prévisions et réalités, les leçons tirées en vue de « la prochaine guerre », pourront être traitées ultérieurement.
Jean de Bloch, un prophète éclairé de la « guerre future »
On doit à un « roi du chemin de fer », financier et industriel polonais, Jean de Bloch, une somme inégalée sur « la guerre future aux points de vue technique, économique, politique », titre de la traduction de son œuvre majeure parue en France chez Guillaumin en 1899-1900 : pas moins de 3 084 pages formant six tomes ! D’origine juive, né en 1836 à Radom, décédé en 1902 à Varsovie, ce fut un pionnier des chemins de fer polonais : il construira la ligne de Varsovie à Brest-Litovsk. Tous ses nombreux écrits militent pour le pacifisme. Peu avant sa mort, il crée à Lucerne le Musée international de la guerre et de la paix, inauguré en 1902, juste après sa mort : des salles remplies de canons, fusils, graphiques et dessins, présentant au public les progrès de la guerre et ses dangers puisque, selon lui, la guerre est en soi le meilleur argument contre la guerre, avec tous ses carnages et destructions.
En France, il a de rares supporters : dans une brochure parue en 1901, La Guerre et la paix par des chiffres, le juriste Lucien Le Foyer souligne l’intérêt de sa Guerre future, étude comptable des pertes et profits qu’ont engendrés les guerres survenues dans le monde ces 30 dernières années ; il rapporte une anecdote au sujet de Bloch, président du conseil d’administration de la ligne Kiev – Brest – Litovsk, chargé de conduire le train impérial transportant les troupes russes sur le théâtre de la guerre :
« Au matin, on fit arrêter ce train pour permettre à Sa Majesté de se raser. Nous étions en pleine campagne. Les voyageurs descendirent pour se dégourdir un peu. Je causais, en me promenant le long des rails, avec un des généraux de la suite de l’empereur.
– Que ferez-vous, me demanda-t-on, après nous avoir conduits à destination ?
– Je me rendrai à Carlsbad, répondis-je.
– Y pensez-vous ? Mais nous retournerons à Pétersbourg d’ici à deux ou trois semaines.
– Comment, m’écriai-je, vous avez prévu le moment de votre retour ? Certainement, notre expédition se réduira aux proportions d’une simple promenade militaire. »
Jean de Bloch persista dans sa manière de voir et les événements lui donnèrent raison, la guerre, qui, d’après les prévisions des généraux, devait durer de 15 à 20 jours, se prolongea pendant près d’un an (avril 1877-mars 1878).