Trois immenses bannières étoilées flottent au vent. Debout, à leur pied, un trompettiste ponctue de fausses notes le répertoire de Louis Armstrong, sous l’œil indifférent des “commuters” qui se rendent au bureau, la cravate bien nouée et le gobelet de café à la main. Vous êtes devant Union Station, la gare historique de Washington. Le pôle sud de la seule et unique ligne à grande vitesse du continent. Le train s’appelle Acela (pour « acceleration » et « excellence »). Exploité par l’opérateur public Amtrak, sa vitesse de pointe culmine à 150 miles par heure (240 km/h). On est loin des standards européens, mais, aux Etats-Unis, on parle de « grande vitesse » dès que la barre des 110 miles par heure (180 km/h) est franchie.
Par une belle matinée d’automne, nous avons pris place à bord de ce TGV à la sauce yankee pour plus de 3 heures de voyage entre Washington et New York. La ligne, longue de 362 km, est l’une des seules des Etats-Unis qui soit entièrement détenue par Amtrak. Autrement dit, l’une des seules du pays où les trains de voyageurs n’ont pas besoin d’attendre que les puissantes compagnies de fret veuillent bien leur accorder un créneau.
En remontant à contre-courant le flot des travailleurs, on pénètre dans le hall de la gare. Sous une voûte monumentale, s’étire un parterre de marbre à la propreté étincelante. Pas un papier qui traîne. Tout n’est que dorures, statues ou colonnes ; même la signalétique brille en lettres d’or. « Union Station, la gare où l’on aimerait que les trains arrivent en retard », vante un panneau publicitaire. Une succession de boutiques haut de gamme dispute les clients aux innombrables enseignes de restauration. Maroquinerie, parfums, chocolats… Les guichets paraissent presque noyés dans cette immense galerie commerciale.
Tout dans Union Station rappelle l’univers aérien. Douze portes d’embarquement barrent l’accès aux quais. Devant elles, des rangées de sièges sont alignées comme dans une salle d’attente d’aéroport. Des écrans de télévision déclinent en boucle les consignes de sécurité. Un peu plus loin, des hommes d’affaires se font reluire les chaussures, confortablement installés dans des fauteuils en cuir. Des chariots sont disponibles à la location. Il y a même un tapis roulant pour récupérer les bagages.
La scénographie ne doit rien au hasard. Tout au long de la côte Est, l’Acela se positionne comme un concurrent du mode aérien, laissant aux bus et à la route le transport des voyageurs à bas prix. Entre New York et Washington, le prix du billet peut être deux à quatre fois plus cher qu’un ticket de bus, en fonction du remplissage de la rame… pour un temps de parcours inférieur de 1 heure 30. Et ça marche ! La fréquentation, en forte hausse, commence à poser des problèmes aux heures de pointe. Quand bien même il afficherait des tarifs moins élevés, l’opérateur ferroviaire n’aurait pas les capacités de faire face à la demande.
« La route n’a jamais été la cible », explique Clifford Black, un porte-parole de l’entreprise publique. « Nous nous adressons surtout à une clientèle d’affaires, habituée à prendre l’avion. Sur ce segment, notre part de marché par rapport au transport aérien se situe entre 50 et 60 %. » Une performance, au regard des débuts chaotiques de la ligne (voir encadré). Après trois interruptions de service au cours des cinq premières années d’exploitation, l’Acela a su regagner la confiance des clients, pas à pas. Depuis deux ans, le train n’a connu aucun incident technique majeur. Une première depuis son inauguration, en décembre 2000.
Le train de 9h25 vient d’être annoncé au micro. Une queue se forme devant les portes d’embarquement, où des cheminots d’Amtrak vérifient la validité des billets. Une fois sur le quai, grosse déception. L’Acela n’a pas vraiment l’allure d’un train à grande vitesse, plutôt d’une longue boîte de conserve en aluminium. Compressées dans un mince liseré bleu, les vitres ont l’air de hublots. Seules les motrices ont le profil élancé des TGV. L’intérieur n’est pas beaucoup plus joyeux. Les couleurs sont usées, le design peu soigné. Au plafond, d’immenses porte-bagages blanc-cassé assomment un intérieur déjà bien morne. L’aménagement, en revanche, brille par son côté fonctionnel. Les fauteuils sont larges, espacés, confortables. Il y a de la place pour les pieds, et des prises pour brancher les ordinateurs… y compris en 2de classe.
A peine les voyageurs sont-ils installés que le train se met en branle. Nouvelle vérification des titres de transport par le contrôleur. Il en sera de même après chaque arrêt en gare. Alors que la rame prend de la vitesse, on comprend vite que toute tentative de trouver le sommeil sera vaine. Les nombreux à-coups et le raclement des roues témoignent d’une géométrie des voies bien douteuse. Les courbes sont nombreuses, les voies en mauvais état. Le tracé de la ligne remonte au XIXe siècle. Amtrak n’a pas eu les moyens d’en construire une nouvelle. Conséquence : la vitesse de pointe (240 km/h) du train ne peut être atteinte que sur deux maigres tronçons dans le Rhode Island et le Massachusetts. 29 km au total.
Dès lors, les temps de parcours en pâtissent. Il faut au minimum 6 heures 36 pour parcourir la totalité du corridor, soit une moyenne de 116 km/h entre Washington et Boston. Entre Washington et New York (362 km), les performances sont un peu meilleures : 2 heures 48 pour le train le plus rapide, soit 129 km/h en moyenne. Une expérience a bien été tentée en 2007 pour créer un train semi-direct en 2 heures 35 (via une escale unique à Philadelphie). « Nous avons abandonné l’expérience, faute de clientèle », explique Clifford Black. De fait, l’Acela a besoin d’arrêts fréquents pour soigner son taux de remplissage.
Le long des voies, un mince filet de forêt isole les rails des banlieues interminables qui se succèdent à travers les feuillages. Pavillons clonés à l’infini, centres commerciaux, zones industrielles. De Washington jusqu’à Boston, l’urbanisation est quasi continue, formant une immense mégalopole de plus de 60 millions d’habitants. L’extraordinaire densité de ce corridor sert de socle à la croissance constante du trafic. Acela est une affaire qui marche. Le train assure à lui seul plus du quart des recettes de l’entreprise, soit 467 millions de dollars de recettes sur 1,7 milliard l’an passé. Entre le 31 septembre 2007 et le 1er octobre 2008, près de 4 millions de voyageurs ont été transportés. Un record absolu dans l’histoire d’Amtrak.
Dès lors, les 20 rames du parc sont utilisées à plein. Si on exclut les trois rames en maintenance, plus une quatrième en cours de reconstruction, les 16 rames restantes assurent à elles seules 32 allers-retours par jour. « Nos trains ont parcouru 1 million de miles (1,6 million de km) en 8 ans », souligne Clifford Black. Soit une moyenne de 200 millions de km par an.
Pour faire face à cette popularité croissante, Amtrak réfléchit à des solutions pour augmenter les capacités de son parc. Une première étape – en attendant de pouvoir s’offrir de nouvelles rames flambant neuves – pourrait consister à commander une ou deux voitures supplémentaires par train. Ces deux voitures permettraient d’ajouter 600 voyageurs à des voitures qui comptent déjà 1 500 sièges à l’heure actuelle. Aucune décision n’a cependant été prise.
Les gratte-ciel de Philadelphie sont dépassés. Ceux de New York sont tout proches. Le train s’engouffre dans un long tunnel qui le conduit dans les entrailles de Manhattan, au pied de Penn Station, terminus du train. La foule qui se déverse sur les quais de la gare souterraine donne la mesure du succès de l’Acela. On n’ose imaginer ce que cette foule serait si le pays se mettait à la grande vitesse pour de bon.
Guillaume KEMPF