Cela s’est passé il y trente ans, le 26 février 1981. Ce jeudi-là, à 15h41, la rame TGV n° 16 fait une pointe à 380 km/h au pk 156 d’une infrastructure créée de toutes pièces entre Paris et Lyon : la ligne à grande vitesse LGV Sud-Est, dont un premier tronçon allait ouvrir au service commercial sept mois plus tard. Un record du monde de vitesse mené dans le cadre du programme « TGV 100 », ou 100 m/s. Record pour la rame bien sûr, mais aussi pour la voie, la caténaire et l’ensemble des installations fixes. L’ère de la grande vitesse ferroviaire française démarre de façon concrète. Mais l’idée avait germé dès le milieu des années soixante. En décembre 1966, la direction générale lance le projet « possibilités ferroviaires sur infrastructures nouvelles », nom de code C03, confié au tout nouveau service de la recherche. Peu à peu, la SNCF fait de substantiels progrès dans sa politique d’accroissement des vitesses. Au milieu des années soixante-dix, quelque 7 300 km du réseau sont ainsi parcourables à 150 km/h, près de 800 km admettent les 200 km/h que les trains de prestige Le Capitole et L’Aquitaine pratiquent au quotidien. La limite est pourtant presque atteinte. En effet, nombre de ces lignes conçues au XIXe siècle s’inscrivent dans les vallées et présentent de ce fait des courbes à faibles rayons, des profils en long peu marqués, en moyenne de 8 à 10 ‰, hormis exceptions et en montagne, compatibles avec les locomotives d’antan. Pourtant, la société nationale a la certitude que ce seuil du guidage roue/rail peut aller bien au-delà des 200 km/h. Preuve indéniable, les 28 et 29 mars 1955, deux trains avaient atteint les 331 km/h sur la ligne quasi rectiligne des Landes. Un double record mondial qui sera détenu longtemps. Les très nombreuses campagnes d’essais menées à cette occasion sur le matériel roulant et l’étude du comportement de l’infrastructure qui, il est vrai, a quelque peu souffert suite aux énormes sollicitations provoquées par ces deux passages, confirment cette conviction. « L’idée s’est ainsi fait jour que le chemin de fer disposait d’une technique dont il n’épuisait pas les possibilités et qu’il serait à même de mettre pleinement à profit s’il pouvait disposer d’infrastructures adaptées aux grandes vitesses », expliquait en juin 1975 Jean Dupuy, directeur général adjoint de la SNCF. Argument supplémentaire, le fort développement du trafic commence à provoquer de sérieuses saturations, en particulier sur l’axe le plus chargé : Paris – Lyon. Problèmes de capacité de certaines lignes qui ne peuvent que s’accentuer d’un côté, perspectives offertes par la technique ferroviaire de l’autre… Ces constats aboutissent au projet de création d’une infrastructure à grande vitesse entre la capitale et la cité des Gaules. Une ligne affectée au seul trafic voyageurs qui permettrait à des rames bien motorisées d’avaler de fortes rampes – jusqu’à 35‰ – et donc de franchir les reliefs naturels sans avoir à les contourner…
TGV et LGV sont indissociables et, dès l’origine, le système a été conçu et intégré dans une approche globale. Que seraient en effet les rames sans cette infrastructure dédiée spécifique mais à l’architecture générale au final assez classique, utilisant des constituants modernes ? Elles circuleraient bien sûr comme elles le font d’ailleurs sur le réseau historique, compatibilité qui représente l’atout principal du système TGV. Pourtant, sans ces lignes nouvelles les rames ne pourraient donner la pleine puissance pour laquelle elles ont été conçues. « Un peu comme si l’on conduisait une Ferrari sur un chemin départemental », comparent certains. Mais le processus est long. Dès lors que les financements sont réunis, étape obligée souvent semée d’écueils, créer une ligne nouvelle nécessite des années d’études. Parfois autant, voire plus même que la construction proprement dite. En tenant compte des critères économiques, les projeteurs doivent trouver le corridor idéal. Celui le plus direct possible pour relier entre elles les grandes villes. Il s’agit ensuite d’établir le tracé de plus en plus finement, en prenant en compte de nombreux facteurs : s’intégrer au mieux dans l’environnement, tenter d’éviter les sites naturels sensibles, impacter le moins possible de riverains, tenir compte des reliefs à traverser, synonymes de création de grands ouvrages d’art, donc d’augmentation des coûts. Exemple significatif et extrême avec la LGV Méditerranée. Presque 3 000 km de tracé potentiel ont été imaginés sur les cartes géographiques pour une ligne qui en mesure 250 !
L’axe de la future ligne définitivement calé, vient le temps de la construction. Ce sont les dizaines de millions de mètres cubes de matériaux brassés pour élever des remblais, creuser des déblais. C’est la naissance des ponts et grands viaducs qui vont en assurer la continuité, en enjambant routes, autoroutes, lignes ferroviaires, cours d’eau, fleuves, et respecter la transparence hydraulique. C’est le creusement de tunnels qui traversent collines et reliefs prononcés. La plateforme arrivée à son niveau définitif, calée au centimètre près, place à la superstructure. La pose des rails, des traverses, le déchargement du ballast, le déroulage des câbles de signalisation et de télécommunications, la mise en place de la caténaire, la création des postes servant à la commande des installations et qui assureront la circulation des rames en toute sécurité. Puis ce sont les longs et minutieux essais signalisation terrain/terrain, postes/terrain, postes/postes.
Dans le même temps, les premières circulations de véhicules de contrôle sur l’infrastructure flambant neuve, telles les vénérables voitures Mauzin, enregistrent les paramètres à la voie et dictent les éléments de réglages fins aux machines sophistiquées qui vont intervenir dans la foulée. Objectif de toutes ces phases ? Arriver à une ligne parfaite, réglée au millimètre près. Ultimes étapes, les montées en vitesse avec une rame TGV laboratoire dans laquelle tous les éléments de l’ensemble de l’infrastructure sont à nouveau contrôlés, lors de paliers progressifs, jusqu’à atteindre la vitesse commerciale prévue sur la ligne +10 %. Ils sont le gage d’une confortable marge de sécurité et constituent le passage obligé pour obtenir du ministère des Transports l’autorisation de mise en exploitation commerciale.
Trente ans après l’ouverture du premier tronçon de la LGV Sud-Est, ce réseau nouveau, parcouru au quotidien par quelque 440 rames TGV, atteint environ 1 870 km. Chaque retour d’expérience sur une ligne exploitée a été mis à profit pour élaborer la suivante, faire progresser ce domaine, innover dans les méthodes de construction, développer et mettre en œuvre de nouveaux constituants. Avec la branche Est de la LGV Rhin – Rhône, 140 km supplémentaires s’ouvrent dans moins d’un mois. 106 km sont en construction pour la seconde phase de la LGV Est-européenne qui entrera en service au printemps 2016. Les futures LGV Bretagne – Pays de la Loire et Sud Europe Atlantique démarrent et bien d’autres projets sont dans les cartons. Le savoir-faire de la SNCF, de RFF, des sociétés d’ingénierie, de la multitude d’entreprises qui gravitent autour de la construction de telles infrastructures à grande vitesse n’est plus à prouver.
MichelâBARBERON
Les évolutions lignes par lignes
LGV Paris-Sud-Est : L’infrastructure « précurseur »
Un linéaire de 409 km, dix grands viaducs dont neuf réalisés en béton précontraint, technique jusqu’alors employée dans le domaine autoroutier, deux bifurcations, à Pasilly et à Mâcon… Ce sont les principales caractéristiques de la LGV Sud-Est (LN1). La voie, qui commercialement devait maintenir une bonne qualité de roulement dans le temps avec un entretien minimum, a fait appel à un armement lourd mais classique : rails UIC 60 (60 kg au mètre), traverses bibloc en béton au nombre de 1 666 par kilomètre, dont la durée de vie est alors estimée à une quarantaine d’années, soit le double de celles en bois. De plus, sa masse unitaire de 235 kg offre une plus grande résistance transversale. Pour les bifurcations, les communications voie 1-voie 2, les raccordements aux lignes classiques, les appareils de voie à pointe de cœur mobile mesurent 193 m et pèsent 110 t ! La commande des installations de sécurité et de l’alimentation en énergie de traction électrique (2 x 25 kV 50 Hz) s’effectue depuis un poste d’aiguillage et de régulation (PAR) situé à Paris-Lyon, semblable à une véritable tour de contrôle qui surveille l’intégralité de la ligne. Côté signalisation, les panneaux implantés le long de la voie disparaissent au profit de la transmission voie/machine (TVM 300). A grande vitesse, le conducteur TGV risquerait en effet de ne pas pouvoir lire correctement les indications. Les informations de vitesse lui sont données directement en cabine via le rail, qui sert de moyen de communication sol-train. Mise en service en 1981 à 260 km/h, cette LGV est rapidement passée à 270 km/h. Puis, face à la forte augmentation du trafic, il est apparu nécessaire à la fin des années 90 d’augmenter son débit pour faire circuler plus de TGV et rouler plus vite. Sur plusieurs secteurs, le 300 km/h a été rendu possible grâce à des relevages de courbes, à l’adaptation des installations caténaire, à la création d’une sous-station supplémentaire, au renouvellement de la signalisation… Mais une ligne nouvelle s’use aussi. En mars 1996, un immense chantier nocturne programmé sur plusieurs années démarre : le remplacement des appareils de voie et le renouvellement du ballast d’origine qui présentait des phénomènes d’usure prématurée… Aujourd’hui, ces opérations se poursuivent, et c’est aussi au tour des rails d’être peu à peu substitués. Depuis leur entrée en fonction, ils ont supporté des passages équivalant à plus de 600 millions de tonnes !
LGV Atlantique, branche Sud-Ouest : Une piste pour les très hautes vitesses
En septembre 1989, le TGV met le cap vers l’Ouest. Puis, un an plus tard, vers le Sud-Ouest. La ligne Atlantique (LN2), c’est 280 km d’infrastructure en forme de Y inversé parcourus à 300 km/h jusqu’à proximité de la ville du Mans et un peu après la traversée du val de Loire, où elle se raccorde à la ligne classique. En attendant mieux avec les prolongements dont la construction va débuter. Commandée depuis un poste d’aiguillage et de régulation implanté à Paris-Montparnasse, cette LGV, qui compte plusieurs tunnels et des tranchées couvertes, reprend les standards de la LN1 : voies faisant appel aux mêmes constituants mais avec un ballast de meilleure qualité, installations de traction électrique identiques, signalisation TVM 300. Pour la branche Sud-Ouest, tout en cherchant le tracé le plus rectiligne possible, en définissant des rayons de courbure à valeur maximale et en évitant les zones sensibles, dès 1982, les projeteurs des bureaux d’études avaient une idée en tête : établir une zone d’essais pour la très haute vitesse, avec l’objectif d’atteindre les 500 km/h. Cette zone réunissant les caractéristiques géométriques idéales, ils la trouvent dans le Loir-et-Cher, pas très loin de Vendôme. Là, le 18 mai 1990, au pk 166, la rame 325 établit le record à 515,3 km/h. Mais, lors de ses longues campagnes d’essais baptisées opération « TGV 117 », elle avait effectué neuf marches à 500 km/h ou plus, parcouru 2 000 km à plus de 400 km/h et 1 000 km en dépassant les 440 km/h ! Pourtant, cette zone comporte d’autres singularités en profil et en plan : une déclivité de 25 ‰, un raccordement circulaire suivi d’un parabolique juste avant une courbe de 15 000 m de rayon, un autre raccordement circulaire et une rampe de 14,5 ‰. Et, au milieu, les 175 m du viaduc du Loir imposant l’implantation d’appareils de dilatation dans la voie courante ! Les centaines de paramètres relevés et analysés lors des passages répétés de la rame n’ont révélé aucune anomalie : la voie était royale… La caténaire classique, fil de contact en cuivre dur de section 150 mm² à profil en méplat juste surtendu mécaniquement pour la circonstance et suralimenté, porteur en bronze de 65 mm², s’était relativement bien comportée aussi, mais elle apparaissait malgré tout comme le point délicat du système.
LGV Nord : L’infrastructure européenne
Avec l’ouverture de la LGV Nord en mai 1993, les TGV atteindront bientôt les pays européens tels que l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas. La Grande-Bretagne aussi grâce au tunnel sous la Manche que les rames Eurostar emprunteront dès le printemps 1994. L’Europe ferroviaire à grande vitesse, qui se confirmera bien des années plus tard avec la LGV Perpignan – Figueras, est née. Longue de 333 kilomètres, la LN3 a nécessité de creuser 27 millions de m3 de déblais, d’ériger 24,5 millions de m3 de remblais, de construire 181 ponts-routes, 128 ponts-rails et 10 viaducs cumulant 5 600 mètres de tablier… Les rames circulent à 300 km/h, mais comme la possibilité d’augmenter leur vitesse commerciale n’était alors pas exclue, d’emblée, l’entraxe entre les voies a été porté à 4,50 mètres, soit 30 cm de plus que sur l’Atlantique. La TVM 300 cède la place à la TVM 430, qui fait largement appel, pour la première fois, à l’informatique. Elle délivre plus d’informations, réduit la longueur des cantons et permet d’envisager une vitesse plus élevée. Surtout, les rames peuvent se succéder à la fréquence de 3 minutes contre 5 avant sur la LGV Sud-Est et 4 sur l’Atlantique. Contrairement à ces dernières dont les postes de commande et de contrôle sont implantés dans la capitale, la LGV Nord est gérée depuis Lille. Grâce à une nouvelle ligne aux mêmes caractéristiques dite de « jonction des TGV en Ile-de-France » de 80 km construite simultanément, les infrastructures Nord et Sud-Est seront bientôt reliées en direct. Ce contournement par l’est de l’agglomération parisienne comporte aussi une branche Ouest de 25 km facilitant les liaisons avec la LGV Atlantique.
LGV Méditerranée : La ligne des ouvrages exceptionnels
Depuis Paris, grâce aux 115 km de la ligne Rhône-Alpes (LN4) ouverte en 1994, qui représentent la continuité naturelle du Paris-Sud-Est et contournent Lyon par l’est, la LGV Méditerranée (LN5) permet aux TGV d’atteindre la cité phocéenne en trois heures, Montpellier avec quinze minutes de plus. L’une des principales caractéristiques de cette infrastructure de 250 km en service depuis juin 2001 ? Ses grands viaducs. Sept d’entre eux, dessinés par des architectes de renom, « calculés » par le département SNCF des ouvrages d’art, ont été jugés « exceptionnels ». Les entreprises de BTP travaillant le béton ou le métal ont rivalisé d’audace et de technicité pour créer d’élégants ouvrages qui franchissent les grands cours d’eau, les vallées ou les liaisons routières. Elles en ont même fait une vitrine technologique du savoir-faire français dans ce domaine. Ce sont les viaducs en béton précontraint de la Grenette (950 m), de Vernègues (1 210 m), le double ouvrage d’Avignon (1 500 m) dont les tabliers sont constitués de 838 voussoirs en béton de ciment blanc préfabriqués sur place. Ou encore Ventabren (1 730 m) dont deux fléaux de 100 m, pesant chacun 3 760 t, construits parallèlement à l’autoroute A8, seront pivotées au-dessus d’elle en quelques heures ! Avec les ouvrages mixtes franchissant notamment la Durance, l’Arc et les trois bow-strings de Donzère, Mornas, Mondragon, le métal n’est pas en reste. Quelques tronçons de voie testent de nouveaux constituants : des traverses monobloc, des attaches de rails Fastclip… Une télésurveillance des appareils de voie à pointe mobile permet de contrôler les moteurs lors de la translation des lames d’aiguille : toute augmentation anormale de l’effort sera aussitôt signalée au poste de commandement et déclenchera une intervention avant la panne.
LGV Est-européenne : Un laboratoire d’innovations
Tant attendue par les collectivités et élus de l’Est qui ont participé à son financement, la ligne Est-européenne (LN6) est la première construite sous maîtrise d’ouvrage complète de RFF. Sous son impulsion, elle se veut « un laboratoire qui ne craint pas d’innover », déclarait Jacques-André Schneck, alors directeur des opérations d’investissement à RFF. C’est d’abord l’arrivée de maîtrises d’œuvre privées sur quatre des huit tronçons de génie civil constituant les 406 km à créer. Ce sont certaines méthodes de construction qui changent. Exemple, la pose des poteaux caténaires et le déroulage des câbles non tendus (feeder et câble équipotentiel) effectués par des engins routiers roulant sur la plateforme ferroviaire alors que ces tâches étaient auparavant menées par des trains-travaux. Un processus nouveau pour une LGV française, mais qui avait déjà fait ses preuves en Belgique et sur la CTRL anglaise. Grande première, à la désormais classique TVM 430, se superpose l’ERTMS (European Rail Traffic Management System), une signalisation relayée par le nouveau système radio sol-train GSM-R, qui donne l’interopérabilité à la ligne et permet à des trains étrangers, tels les ICE 3 allemands de circuler dessus. Côté voie, sur 40 km, elle met en œuvre des traverses béton monobloc, plus chères que les bibloc, mais susceptibles de mieux vieillir. Surtout, deux grandes innovations sont testées au niveau de la plateforme. Sur 1,8 km en Seine-et-Marne, des voies coulées dans une dalle béton remplaçant le ballast et une structure de 3 km près de Reims en grave-bitume. Quatre années d’exploitation commerciale ont convaincu que cette dernière technique calquée sur le routier pouvait parfaitement être appliquée au ferroviaire. La preuve ? 30 km vont être réalisés ainsi sur la phase 2. Enfin, la LGV Est-européenne, sur laquelle les 574,8 km/h ont été atteints le 3 avril 2007, a aussi été la première ligne exploitée à 320 km/h dès son ouverture.
M. B.